37.
Un Prisonnier farouche
Lorsque Kevin ouvrit finalement les yeux, il reposait dans l’obscurité la plus totale. Alors que ses sens se réveillaient un à un, il sentit que le sol bougeait sous lui. Au bout d’un moment, il comprit qu’il était couché sur le ventre. Le mouvement du plancher le faisait légèrement glisser de gauche à droite. Il n’était donc pas sur la terre ferme, mais dans un chariot ou quelque autre moyen de transport similaire. Il voulut se dresser sur les coudes. Une terrible douleur à la tête l’en empêcha. Il chercha aussitôt la cause de son mal : on l’avait frappé avec un objet lourd qui avait bien failli lui fracasser le crâne. À l’aide de ses pouvoirs de guérison, il enraya son mal sans trop de difficulté.
De plus en plus conscient, il capta une odeur de pourriture autour de lui. L’avait-on cru mort sur le champ de bataille et jeté dans un fardier rempli de cadavres pour le ramener à Émeraude ? Si oui, il lui fallait rapidement faire savoir à ses frères qu’il était toujours vivant !
En rassemblant ses forces, il parvint à se retourner sur le dos. Depuis combien de temps se trouvait-il dans cet endroit lugubre ? Les grondements de son estomac semblaient indiquer un long coma, mais il n’avait aucune façon de le vérifier.
Ses yeux s’habituèrent graduellement à la noirceur. Il tendit davantage l’oreille. Il perçut le bruit des vagues tout près. Allait-il être brûlé sur la plage ? Un cliquetis métallique de mandibules ennemies lui glaça le sang. Ses sens magiques repérèrent une vingtaine de guerriers noirs autour de lui. Il était dans la cale d’un vaisseau impérial !
En poussant son exploration, il découvrit que le bateau naviguait en pleine mer. Seul au milieu de ses ennemis, ses frères ne pouvaient plus lui venir en aide. Les insectes le ramenaient sans doute sur leur continent, mais il n’arrivait pas à déchiffrer la signification de leurs sifflements. Il repassa donc dans son esprit tout ce qu’il savait sur l’empire. Machines à tuer cruelles, les guerriers noirs ne faisaient jamais de prisonniers, d’après Wellan. Le seul humain capturé par Amecareth avait été conduit dans sa forteresse par ses sorciers. Il s’agissait du fils d’Hadrian d’Argent. Son enlèvement avait été destiné à obliger les Chevaliers d’Émeraude à se soumettre.
Mais Kevin n’était qu’un simple soldat, pas un prince. De toute façon, Wellan ne céderait pas à un tel chantage, même si la vie de ses Chevaliers lui tenait à cœur. Le grand chef ne condamnerait jamais tout Enkidiev pour sauver un seul homme. Il n’en tenait donc qu’à lui de se sortir tout seul de ce mauvais pas. Il allait enfin savoir si son entraînement valait quelque chose.
La meilleure façon de se soustraire aux tourments qui l’attendaient dans la forteresse d’Amecareth consistait à couler l’embarcation avant qu’elle n’atteigne sa destination, même s’il devait perdre la vie en même temps que tous les guerriers noirs. Il leva la main vers le gouffre obscur devant lui. Un rayon incendiaire s’échappa aussitôt de sa paume, illuminant la cale de bois et enflammant les poutres transversales. Un terrible bourdonnement s’éleva dans le vaisseau. D’un, seul bloc, les énormes insectes foncèrent sur lui pour qu’il ne lance pas d’autres faisceaux semblables.
Kevin recula aussi rapidement qu’il le put en rampant, mais il heurta un obstacle. Les insectes s’arrêtèrent à quelques pas de lui, hésitants. En levant le regard, Kevin aperçut au-dessus de lui le corps recouvert de plumes noires et le bec menaçant d’Asbeth. Le Chevalier tendit aussitôt les deux bras pour l’attaquer, mais le sorcier ne lui en donna pas le temps.
Il planta ses serres sur sa gorge, le clouant brutalement sur le plancher. Au lieu de laisser partir les rayons meurtriers, Kevin se servit plutôt de ses mains pour tenter de se dégager.
— Si tu ne restes pas tranquille, je les laisserai te dévorer, le menaça Asbeth de sa voix éraillée.
Incapable de se libérer et ressentant le besoin urgent de respirer, Kevin cessa de se débattre. Le mage noir le lâcha et l’observa tandis qu’il reprenait son souffle en se frictionnant la gorge. Puis, d’un battement d’aile, Asbeth éteignit le feu qui léchait les traverses. Il éclaira ensuite toute la cale de lumière bleue. Ce geste calma immédiatement les guerriers de l’empereur. Un à un, ils reprirent leur place contre les murs arrondis et semblèrent s’assoupir.
— Que me voulez-vous ? maugréa Kevin, la voix rauque.
— Il y a fort longtemps que je n’ai pas eu le plaisir de posséder un petit animal de compagnie, ricana Asbeth.
— Je ne suis pas un animal, je suis un être humain !
— Ta race fait partie des créatures inférieures de l’univers. J’ai parfaitement le droit de te capturer et de disposer de toi à ma guise. Comment t’appelle-t-on, vermine ?
Kevin demeura silencieux. Il n’allait certainement pas lui rendre la vie facile pendant sa captivité. Asbeth se déplaça autour de lui en l’examinant attentivement.
— Si tu ne me dis pas ton nom, je t’en donnerai un.
— Ce serait une pure perte de temps, puisque je ne prévois pas rester longtemps, riposta le Chevalier avec bravade.
Asbeth se mit à croasser bruyamment et Kevin devina qu’il s’agissait là de sa façon de rire. « Il va bientôt trouver cela moins drôle », se promit le Chevalier, car il avait la ferme intention de lui donner du fil à retordre.
— J’aime les animaux capricieux, approuva le sorcier en penchant la tête de côté. Ils sont plus intéressants, même s’ils ne vivent pas longtemps. Je crois bien que je vais t’appeler Argoth. Dans ta langue primitive, cela veut dire « défi ».
Asbeth s’accroupit lentement près du Chevalier. Kevin tenta de le sonder : il ne capta que des sifflements et des cliquetis dans son esprit.
— Si tu te sers une autre fois de tes pouvoirs, je serai obligé de te corriger, l’avertit Asbeth.
Kevin trouva l’homme-oiseau bien naïf de croire qu’il allait docilement se laisser conduire à l’abattoir. Mais il ne répliqua pas pour ne pas s’attirer sa colère. Satisfait, Asbeth s’éloigna. Le Chevalier posa aussitôt ses mains à plat sur les planches pour en déterminer l’épaisseur. Elles étaient étonnamment minces. Il ne serait donc pas difficile de les percer avec quelques rayons d’énergie. Il devait s’assurer de causer le plus de dommages possible au vaisseau pour éliminer les éventuels poursuivants. Il laissa donc ses sens magiques parcourir attentivement le plancher. Plusieurs endroits offraient des faiblesses. Il lui faudrait agir rapidement pour éviter les serres d’Asbeth.
Kevin commença par s’asseoir en observant la réaction de ses geôliers. Aucun d’eux ne remua un muscle. Alors il passa à l’attaque, dirigeant deux courts rayons lumineux sur les planches qu’il avait ciblées. Avant que qui que ce soit puisse réagir, le plancher du vaisseau vola en éclats et l’eau s’infiltra en tourbillons meurtriers dans la cale.
La force de l’impact projeta Kevin contre une rangée de tonneaux. Heureusement pour lui, le choc ne lui fit pas perdre conscience. Il plongea immédiatement dans l’eau froide et nagea entre les jambes musclées des guerriers noirs qui cherchaient tous à grimper sur le pont. Le courant, par contre, s’avéra coriace. Dès que l’eau eut complètement envahi l’intérieur de l’embarcation, le Chevalier n’eut aucun mal à sortir par le trou béant.
Kevin s’éloigna le plus possible avant de faire surface. Il aurait bien aimé se rendre encore plus loin, mais ses poumons avaient besoin d’air. Sa tête émergea des vagues sombres. Il chercha à s’orienter. Plus loin, devant lui, le vaisseau impérial sombrait lentement au milieu des cris de détresse de ses passagers. A son grand désarroi, il vit que deux autres embarcations le suivaient ! Kevin n’avait plus le choix : il devait les détruire aussi.
Le poids de sa cuirasse mouillée et de sa cape qui s’emmêlait dans ses jambes risquait de l’entraîner vers le fond. Il en détacha donc les courroies de cuir et les laissa couler.
Des cliquetis de colère s’élevaient des autres bateaux. Kevin n’avait jamais eu à combattre ailleurs que sur la terre ferme. « Il y a toujours une première fois », pensa-t-il. Sans savoir s’il aurait du succès, il pointa ses paumes trempées vers ses poursuivants et laissa partir de puissants rayons. « Mes mains fonctionnent même dans l’eau ! » se réjouit-il.
Le premier faisceau lumineux faucha toutes les rames du même côté de l’embarcation. L’autre ouvrit un trou béant dans sa coque. Kevin n’avait pas le temps d’attendre qu’elle coule. Le deuxième vaisseau fonçait droit sur lui. Il laissa partir des jets incendiaires en nageant sur place. Ils enflammèrent tout ce qui se trouvait sur le pont – équipage, cordages et vivres –, mais ne ralentirent pas la course du bâtiment de guerre pour autant. L’arête de la proue approchait à vive allure.
Désespéré, Kevin tendit les deux mains, priant tous les dieux de lui venir en aide. L’embarcation trembla comme si elle avait heurté un écueil. Le Chevalier tourna ensuite les poignets, faisant chavirer le bateau sur le côté. Ignorant si ces guerriers noirs, différents de tous ceux qu’il avait affrontés dans le passé, savaient se mouvoir dans l’eau, le Chevalier décida de ne pas s’attarder. Dans la pâle luminosité du matin, il distingua les contours de la côte. Se croyant en vue d’Enkidiev, il y mit le cap sans hésitation. Il battit des jambes pendant de longues heures. Lorsque ses genoux touchèrent enfin la vase, le soleil se levait au-dessus des flots. Il comprit tout de suite qu’il se trouvait en territoire inconnu, car, chez lui, l’astre du jour se couchait dans l’océan au lieu de s’y lever. Il était sur Irianeth !
Kevin reprit son souffle en marchant à quatre pattes dans l’eau qui lui arrivait aux épaules. Il atteignit une vaste plage dénudée, composée surtout de gros rochers et de cailloux. En tentant d’échapper aux griffes d’Asbeth, il s’était lui-même jeté dans la gueule de l’Empereur Noir !
Le Chevalier étudia le terrain. Il se doutait bien que le sorcier mettrait tout en œuvre pour le retrouver. À sa gauche se dressait une imposante montagne isolée sur la plage. Il y dirigea ses sens magiques et y capta d’innombrables créatures vivantes. « Est-ce la forteresse d’Amecareth ? » se demanda-t-il. Il poursuivit son exploration vers le nord, où courait une chaîne de montagnes escarpées. Sa partie occidentale recelait de la vie, mais pas sa partie la plus éloignée. Il pourrait sans doute s’y réfugier, le temps de concevoir un plan pour rentrer chez lui.
Kevin sortit de l’eau. Ses vêtements de toile lui collaient à la peau et ses cheveux noirs étaient plaqués sur ses joues. Il contourna les rochers. Le soleil montait de plus en plus dans le ciel. Il le réchauffait graduellement tout en faisant sécher sa tunique et son pantalon, mais ses bottes humides devenaient de plus en plus inconfortables. Les montagnes se trouvaient très loin de la mer. Il mettrait sans doute plusieurs jours à les atteindre, mais il ne voyait pas d’autre option. Il songea à communiquer avec Wellan, puis se rappela que ses ennemis captaient les transmissions de pensées, même s’ils n’en comprenaient pas la teneur. Ils le repéreraient sans difficulté.
Refusant de capituler, Kevin marcha jusqu’au crépuscule, tiraillé par la faim et ralenti par ses muscles endoloris. Il entendit alors des grondements rauques. Pour avoir participé à plusieurs chasses au dragon, il reconnut tout de suite ces rugissements.
Il tourna la tête : un troupeau d’une dizaine d’animaux suivaient sa trace ! « Pas question que je leur serve de repas ! » décida le soldat. Il s’élança en terrain découvert vers un groupe d’énormes rochers érodés par la mer. Le sol se mit à trembler sous ses pieds. Les énormes bêtes le pourchassaient comme une meute de loups affamés.